« Les malheurs de Sophie » et sa suite « Les petites filles modèles » sont deux romans issus de la littérature jeunesse parus en 1858 qui connaissent encore un franc succès à notre époque. Des milliers d’exemplaires sont vendus chaque année. Des adaptations pour le petit et grand écran ont participé à la pérennisation de ces œuvres. Derrière ces histoires, et bien d’autres encore, se cache une femme de lettres française d’origine russe : Sophie Rostopchine, la Comtesse de Ségur. Pourtant, cette femme issue de la noblesse russe, mère et grand-mère d’une famille nombreuse, n’avait la littérature que pour passion et non vocation. Ce n’est qu’après un parcours de vie qui l’amènera du domaine de Voronov en Russie au Château des Nouettes dans l’Orne que cette femme, à la fois traditionaliste et en avance sur son temps, embrassera une carrière d’écrivain.
Sophie nait en 1799 à Saint-Pétersbourg (Russie). Elle est la fille du Comte Fiodor Rostopchine, ministre du Tsar Paul Ier et gouverneur de Moscou, et de la Comtesse Catherine Prostassova, ancienne demoiselle d’honneur de Catherine II, Impératrice de Russie. Elle grandit dans un immense et riche domaine situé à 50 kilomètres de Moscou où elle reçoit l’éducation propre aux aristocrates : l’accent y est mis sur l’apprentissage des langues, notamment le français. Cela fera d’elle une quintilingue. Bien que privilégiée, la petite fille connait une enfance austère et se sent très souvent seule. Sa mère, dure et froide, la maltraite continuellement.
Un événement particulier bouscula le cours de son existence. En 1812, alors que l’armée impériale de Napoléon Ier envahissait la Russie, son père, alors gouverneur de Moscou, décida d’incendier la ville. Ce plan força Napoléon à battre en retraite, mais provoqua également la colère de tous ceux qui avaient perdu leurs propriétés. Le Comte Rostopchine est alors contraint à l’exil, d’abord en Pologne, puis en Allemagne, en Italie, et enfin en France. Il fait venir sa famille dans ce pays en 1817, à Paris précisément. C’est là que, par l’intermédiaire d’une autre Russe, Sophie fera la connaissance de celui qui deviendra son époux : Eugène de Ségur. Elle a alors dix-neuf ans, lui en a vingt. Il est le petit fils de Louis- Philippe, Marquis et Comte de Ségur et arrière-petit-fils de Philippe Henri de Ségur, ministre de la guerre de Louis XVI. La famille est issue de la noblesse d’épée (noblesse acquise originairement l’épée à la main) mais perd peu à peu de son prestige à la suite de la disparition du père d’Eugène, Octave de Ségur, marqué par les infidélités de son épouse. Celui-ci finira par se suicider en 1818. Un an plus tard, Eugène épouse Sophie, faisant d’elle la Comtesse de Ségur.
Ce mariage arrangé est au départ un mariage d’amour heureux. Lors de leur voyage de noces, Sophie a un coup de cœur pour un joli château qui lui rappelle le domaine dans lequel elle a grandi. Son père l’achète pour en faire cadeau au couple qui s’y installe, tandis que la famille Rostopchine repart en Russie. Le château des Nouettes, qui se trouve près de l’Aigle dans l’Orne, devient son petit havre de paix. La Comtesse s’y sent parfaitement à l’aise, contrairement au Comte qui préfère vivre à Paris. Le mariage devient alors vite décevant. Son mari volage, dont les multiples infidélités sont connues de tous (on le surnom le « Bel Eugène »), ne vient lui rendre visite qu’en de rares occasions. De ces visites naitront huit enfants. Ces multiples grossesses, qui constituent les seuls événements de sa vie ennuyeuse retirée à la campagne, l’épuisent. Sophie est de plus sujette à des comportements hystériques, avec crise de nerfs et période de mutisme durant lesquelles elle ne communique avec ses proches que par le biais d’une ardoise. Il se dit qu’il s’agissait peut-être là d’un héritage de sa mère ou des conséquences d’une maladie vénérienne transmise par son mari. Totalement négligée par celui-ci, la Comtesse se dévoue entièrement à ses enfants.
Les choses changent lorsque son fils ainé, Louis Gaston, est ordonné prêtre. En effet, il la convertit au catholicisme. Celle qui est désormais une grand-mère aime raconter des histoires à ses petits-enfants, y voyant ainsi le moyen de leur donner une formation morale. Lorsque deux de ses petites filles se voient dans l’obligation d’aller vivre à Londres pour suivre leur père qui y a obtenu un poste, la Comtesse décide de coucher sur le papier ces fameux contes afin de leur transmettre. Ils ne sont, au départ, destinés qu’au cercle familial. Mais Louis Veillot (un journaliste et homme de lettres catholique traditionaliste ami de la famille) en découvre quelques passages lors d’une réception. Il les présente alors à Émile Templier, directeur de la Bibliothèque rose (une collection pour enfants) et gendre de Louis Hachette. Ces récits seront publiés en 1856 sous la forme d’un roman intitulé « Les Nouveaux contes de fées », accompagnés d’illustration de Gustave Doré. Le succès est immédiat, et annonce le début d’une carrière d’écrivain pour la Comtesse alors âgée de cinquante-sept ans.
De son imagination qui se nourrit de son quotidien auprès de ses enfants et petits-enfants naitront une vingtaine de romans (à peu près un livre par an) dans lesquels la morale est omniprésente et le bien l’emporte toujours sur le mal. Elle y décrit toujours des personnages issus de la haute société, étant le milieu qu’elle connait le mieux, et vivant à la campagne, endroit qu’elle affectionne particulièrement. Certains de ses petits héros et héroïnes sont inspirés par ses proches, comme ses petits enfants (à qui elle dédicace chacun de ses livres), mais aussi elle-même. Elle a donné son nom, Sophie, a son personnage le plus célèbre, qui deviendra la première petite fille héroïne de la littérature, bien avant une certaine Alice…
En 1963, Eugène de Ségur décède. Trois ans plus tard, elle intègre le Tiers Ordre franciscain (qui permets aux personnes de vivre comme les Frères franciscains tout en ayant une famille). Sa situation de femme veuve et la baisse de ses ventes de livres l’obligent à vendre Les Nouettes en 1872. La vente de ses livres de son vivant ne lui a pas permis d’acquérir une grande richesse comme on pourrait le penser, de par la célébrité de ces derniers, bien qu’elle ait très rapidement obtenu de son mari le droit de toucher directement les revenus générés par ses œuvres et la possibilité de négocier ses contrats. Elle n’a néanmoins jamais été dans le besoin. C’est à Paris qu’elle s’installe et où elle finit ses jours. Elle s’éteint à l’âge de soixante-quatorze ans, entourée de ses enfants et petits-enfants. Sur sa tombe se trouve une croix sur laquelle est gravé « Dieu et mes enfants », ce qui résume bien ce qui a constitué sa vie (on y note l’absence de son statut d’épouse) …
Bien que « La Balzac de la jeunesse » n’ait jamais revendiqué le statut d’écrivain, il est indéniable que ses œuvres lui ont conféré une place particulière au sein de la littérature française. Ses romans témoignant de son époque et aux thèmes quelque peu désuets pour les lecteurs d’aujourd’hui ont été source d’inspiration pour nombres de personnes, célèbres et inconnus. Celle qui signait Comtesse de Ségur née Rostopchine, alors que beaucoup d’autres femmes utilisaient un nom d’homme comme nom de plume, a prouvé qu’une vocation tardive peut être synonyme de carrière réussie et amener au succès.